1 - C'est à propos de littérature que Barthes parle d'écriture, dans un effet de sens qui transporte le mot, en quelque sorte, à l'intérieur de lui-même, et donne une autre dimension au fait d'écrire, pour soulever et mobiliser ce que l'activité créatrice peut développer, dans la langue, de travail d'une forme. L'écriture vient se déployer, avec sa puissance particulière d'affirmation sonore et fictionnelle, dans la constitution de l'écrit. Alors, la langue n'a plus pour fonction la communication, elle ne s'efface plus devant le message, elle n'en est plus le simple véhicule. Elle fait l'objet d'une pensée, elle engage des choix. L'écriture chez Barthes n'est pas le style, la manifestation d'une singularité. Elle est le lieu où cette singularité se confronte à la société dans laquelle l'écrivain se trouve inévitablement situé, en même temps qu'aux ressources créatrices que la langue porte en elle. Elle ouvre un espace à la fois singulier et commun, celui de la proposition d'un monde devant le monde.

C'est en ce sens qu'elle nous propose une forme, c'est-à-dire quelque chose qui n'est pas un objet, ni un concept, qui n'est pas une réalité individuelle, ni une idéalité universelle, mais qui s'autonomise dans une totalité organique et active.

C'est par extension que l'on peut parler d'écriture à propos d'autres arts que la littérature, comme la musique ou le cinéma, et jusqu'à un certain point, à propos des pratiques plastiques comme la peinture. Mais l'on voit bien ce que cet emploi suggère, par une sorte de relachement de la précision des termes. Il semble supposer qu'il y a, si ce n'est une langue, au moins un ou des langage(s) de la musique, du cinema, de la peinture, des arts en général, ce qui va bien tant qu'on en reste au vague de la métaphore, mais qui devient discutable si l'on prétend faire du langage et de la langue le modèle de toute production de sens, de toute activité symbolique. Dire qu'il y a un langage cinématographique, ou musical, ou plastique, c'est une façon de désigner ce que ces pratiques articulent dans l'élaboration du montage, de la composition, de la construction. Mais le risque est grand de pousser l'analogie jusqu'à la recherche d'une homologie. On entre alors dans une logique réductrice (et, je crois, contestable) qui cherche à transporter un modèle du champs de la linguistique vers celui des différents arts, par delà de toute l'activité proprement humaine. Et on laisse de côté ce que la notion d'écriture peut apporter : une certaine façon de comprendre l'art, non comme la production d'objets, mais comme la mise en 'uvre d'une activité de pensée, le développement d'une fonction.

J'en resterai pour ma part à l'usage métaphorique du concept barthésien de l'écriture, et j'y verrai ce qui se joue, dans une pratique, du travail des formes - j'entends par là, non tant l'étude a posteriori de la façon dont se présentent les 'uvres, que la capacité de faire émerger des mondes possibles, de nous y déplacer, de nous en proposer l'expérience. Or il n'y a rien d'automatique dans l'apparition historique d'une écriture ou d'un champ d'écritures, il n'y a rien d'immédiatement donné. Ou plus exactement, ce qui est donné, chez Barthes, c'est la langue, et d'une certaine façon, les caractéristiques du style comme expression de l'individualité de l'auteur. L'une et l'autre sont ce que l'auteur trouve d'emblée, ce qui lui est en quelque sorte légué ou attaché, même si l'une et l'autre se travaillent et s'améliorent. Mais il en est autrement de cette réalité en quelque sorte médiane, l'écriture, qui a sa propre histoire, laquelle dialogue avec l'histoire des techniques, des sociétés et des savoirs. C'est ainsi que Barthes considère l'apparition d'une écriture romanesque, et avec elle, de ce qu'on peut à proprement parler appeler le roman, du XVIIIème au XXème siècles.

2 - Une pratique ne se réduit pas à son support technique - par exemple l'écriture (au sens littéral), l'imprimerie, le livre, qui, en l'occurrence, la précèdent largement. Mais elle y trouve les éléments matériels de son dispositif. On peut difficilement imaginer le roman sans le livre et la lecture silencieuse, avec ce qu'ils apportent de retrait, d'expérience intîme d'un voyage intérieur, de relation particulière à un personnage, de possibilité de s'adresser à chacun et son imagination, de capacité à produire des images mentales. De ce point de vue le livre ouvert dans les mains, foyer de la bulle de lecture, n'est pas seulement un objet, il devient un dispositif, le dispositif de l'écriture romanesque, comme la caméra, le montage, l'image projetée et la salle obscure sont les éléments matériels du dispositif cinématographique. Et pour que ce dispositif devienne effectif, il doit rencontrer le jeu des formes qui l'inscrit dans son rapport efficace au monde. Il en résulte qu'il y a une sorte de complémentarité entre dispositif et écriture, une articulation de l'un sur l'autre dans une pratique artistique.

Le concept de dispositif s'est maintenant généralisé, en particulier dans le champ des arts plastiques, et davantage encore dans les pratiques numériques. Cela tient d'abord à des raisons 'négatives' : le fait que, non seulement les oeuvres d'art ne se présentent plus nécessairement sous forme d'objets, mais qu'elles se dématérialisent, qu'elles se dispersent dans des articulations technologiques, qu'elles se diluent dans les flux informationnels, qu'elles viennent subvertir les effets de communication. Cela tient aussi à ce qu'elles débordent l'espace réservé du musée et de la galerie qui a été historiquement le cadre de 'l'objectalisation' des oeuvres d'art, et qui a constitué un élément déterminant, paradigmatique, du dispositif de l'art moderne. Ce phénomène n'est certes pas propre aux pratiques numériques, et ses premières manifestations sont le fait des avant-gardes du début du XXème siècle, constructivisme, dada, futurisme. Il trouve par contre avec les pratiques numériques une nouvelle dimension, un nouveau contexte de pertinence et d'efficacité, un nouveau fondement matériel et cognitif. Alors, il devient manifeste que le concept de dispositif n'est pas seulement une notion 'par défaut', il a une valeur positive qui non seulement éclaire la façon dont les oeuvres numériques sont produites et proposées à l'expérience, mais permet de penser en retour les pratiques artistiques 'traditionnelles'. Dans le premier cas, le dispositif essayait de se substituer à l'évanouissement de l'objet pour rendre compte du cadre symbolique, spacial et social de l'émergence de l'oeuvre en tant qu'événement et expérience. Dans le second, il resitue les 'objets', que la contemplation esthétique avait isolés par l'abstraction de l'espace muséal, dans la relation épistémologique et sociale complexe qui leur donne sens. La peinture de la renaissance italienne développait, par exemple, des dispositifs étroitement liés à l'espace architectural et aux pratiques qui y prennent place. Et quand Foucault, au commencement de « Les Mots et Les Choses », entreprend de déployer l'ordre du visible tel que le met en oeuvre Velasquez dans ses « Ménines », il n'analyse pas seulement un tableau, il révèle un dispositif dans son fonctionnement.

L'un des apports important du concept de dispositif à la réflexion esthétique est certainement de nous permettre d'échapper au face à face de l'objet et du sujet sur lequel repose la philosophie classique de l'art, à cet alignement entre le créateur, l'oeuvre et le spectateur que scelle le jugement de goùt. Il est étonnant de constater combien la philosophie, encore aujourd'hui, peine à se débarrasser du paradigme devenu inopérant de l'esthétique classique et romantique. Loin d'être substanciel à la relation esthétique, ce face à face est instruit par le dispositif spécifique de la peinture à un certain moment de son histoire, et l'une des fonctions essentielles d'un dispositif est bien de situer la place de chacun dans une relation toujours construite, toujours signifiante et toujours transformable. Que nous soyons face à un objet ou inclus dans la relation mouvante d'une installation interactive, nous sommes toujours déjà pris dans les rapports de forces ou d'échanges de sens que déterminent les dispositifs.

3 - Il est alors important de se souvenir que le concept de dispositif a une histoire philosophique forte, qui continue d'être mobilisée dans ses usages artistiques actuels. Foucault, bien sûr, est au coeur de cette histoire, et si l'usage qu'il fait du concept de dispositif ne concerne pas d'abord le champs artistique, sa lecture des Ménines en est une sorte de manifeste par l'exemple. Deleuze, revenant sur Foucault, consacre au concept de dispositif un texte essentiel, qui souligne la particularité de cet ensemble d'éléments à la fois matériels, institutionnels et symboliques qui ne se tient jamais dans la clôture d'un objet, dans le seul corps des choses, ni dans une seule catégorie de réalités, mais qui se tisse dans le mouvement, dans le jeu des procédures, dans des suites d'articulations qui déterminent des trajectoires, qui distribuent le visible et l'invisible et commandent des régimes de visibilité, qui orientent les énoncés possibles et leur circulation, qui situent les places de chacun dans cette circulation. Ce que les dispositifs mettent en jeu, ce sont les modalités du voir et du discourir, les conditions de l'exercice du pouvoir et de la constitution de soi. Le dispositif n'est jamais réductible à la somme des éléments qu'il agence, il est défini par les processus qui s'y trouvent mis en oeuvre, les modalités de l'agir et du connaître qui s'y distribuent.

De la même façon, ce qu'ouvre un dispositif artistique, c'est un champ de variations, de transformations, de positionnements, qui détermine l'horizon d'une pratique, la façon dont elle s'inscrit dans un faisceau de relations dont on peut distinguer certains ordres : les techniques utilisées, détournées, développées ; le contexte épistémique dans lequel cette pratique se construit, avec ce qui s'y trouve engagé de conceptions du monde, de concepts, de points de vue, d'outils de lecture ; l'imaginaire enfin qu'elle tend à proposer et qu'elle n'épuise jamais. Ces différents ordres ne sont donnés ici que comme des indications, des repérages qui peuvent permettre d'éviter de réduire une pratique artistique à la matérialité de son support ou aux valeurs esthétiques que telle ou telle tradition académique voudrait lui imposer. Mais ils ne sont jamais exactement superposables, ils ne s'additionnent pas comme les couches d'un édifice. Les spécificités matérielles et techniques qui fondaient traditionnellement la distinction entre les arts (l'architecture, la sculpture, la peinture, la musique, la poésie) établissaient des frontières objectives, que la photographie a rapidement commencé à rendre inopérantes. Mais ces frontières elles-mêmes ne prennent sens, pour l'activité créatrice, que dans l'imaginaire qu'elles portent. Par exemple, il y a la peinture et il y a aussi l'imaginaire que porte la peinture. La question de l'incarnat et ses dérivés - la transparence, la chair vivante, la peinture elle-même comme peau - est bien évidemment une question technique, mais c'est surtout une question qui, parmi d'autres, touche à l'imaginaire de la peinture. Et on peut toujours prétendre que la peinture existe dès que l'on étale sur une surface de la matière colorée, depuis Lascaux, depuis 'toujours', en réalité, l'imaginaire de la peinture dont nous sommes héritiés ne se constitue certainement pas avant la fin du moyen age, dans l'ouverture, peut-être, creusée à la suite de Alhazen par la dissociation entre la théorie de la lumière et celle de la vision, la disjonction entre l'oeil et le soleil, et avec elle cette idée que toute vision est partielle, menacée, séparée, assignée à la relativité d'un point de vue et à la fugitivité de notre perception, et qu'elle inscrit d'emblée dans le monde une part d'humanité, qu'elle interroge la place des hommes et sa part d'aveuglement.

L'imaginaire et le dispositif ne se recouvrent pas mécaniquement. Il y a, dans le champ assez flou de l'installation, des pièces qui renvoient à la peinture, d'autres à la sculpture, d'autres encore au cinéma ou à l'univers des espaces interactifs. C'est l'un des enjeux des démarches esthétiques dans l'art que de définir pratiquement, sur la base d'un dispositif cohérent, l'imaginaire qui lui correspond en propre de même que la façon dont les imaginaires se contaminent, se recouvrent, s'affrontent. Il y a des films qui sont traversés par l'imaginaire de la peinture, et inversement, la peinture actuelle est sans cesse renvoyée à l'imaginaire du cinema, plus généralement, à la force attractive de l'écran.

4 - Dans leur confrontation avec la triple question de l'industrie, des masses et de la politique, les pratiques artistiques se sont trouvées confrontées, dans la première partie du XXème siècle, à leurs propres limites - et l'art à l'incertitude de sa propre définition. Avec les technologies numériques, une fois encore, la question de l'art et de sa définition, avec ce terrifiant désir qui s'y cache de tracer des frontières, de légiférer du dehors sur ce qui serait de l'art ou n'en serait pas, ou n'en serait plus, se trouve reposée, c'est-à-dire déplacée et inquiétée. Mais ce n'est plus de la même façon. La photographie, le cinéma et la vidéo encore maintiennent l'ancrage de pratiques nouvelles dans des techniques et des dispositifs formels matriciels, parfaitement repérables comme tels. La question est alors que ces techniques ne sont plus, en tant que telles, artistiques. La peinture se tenait toute entière dans sa pratique artistique face au monde et à la société. Dès que l'on développe une pratique picturale on revendique la participation à un geste artistique, et cette revendication est d'emblée manifeste. Avec la photographie, nous avons affaire à un champ technique qui permet la réalisation de 'produits' dont les statuts sont extrêmement divers, scientifiques, médiatiques, commerciaux, familiaux et intîmes, et aussi artistiques, et parfois l'un et l'autre, ou encore susceptibles de changer de statut avec le temps, comme il est exemplairement arrivé aux photographies de Marey, comme il arrive dès qu'un artiste se saisit de photographies d'amateurs pour les agencer dans une installation. Avec les pratiques numériques, cette confusion atteint un niveau incomparable, parce que ce qui se met en oeuvre est aussi général et divers dans ses usages possibles que le langage lui-même, et qu'il n'existe pas de dispositifs types, de modes matériels immédiatement identifiables et reconnaissables comme le réceptacle d'une expression artistique.

C'est en ce sens que le développement des pratiques numériques joue un rôle, me semble-t-il déterminant, dans la fortune présente du concept de dispositif, en rendant impossible de centrer sur la clôture d'un objet l'identification de l'oeuvre et le jugement esthétique, en renouvelant de façon radicale la place du spectateur, et en ouvrant de nouvelles modalités d'existence sociale des pratiques artistiques. Les technologies numériques ne nous proposent pas, contrairement au cinéma par exemple, un type de dispositif, mais une potentialité générative de dispositifs multiples. Il y a certainement des catégories repérables de dispositifs artistiques numériques, ne serait-ce que parce que tout n'est pas possible et que les relations physiques que nous pouvons établir avec les images et les sons répondent à des contraintes objectives, qui peuvent conduire à la tentative (à la tentation) d'élaborer des typologies des oeuvres (sans doute utiles à la connaissance historique ou à l'exercice de la critique, quoique inévitablement formelles et réductrices). Mais il n'y a certainement pas de dispositif de référence, unique et fondateur, susceptible de contribuer à lui seul à définir un 'art', ni même de mode de fonctionnement de tels dispositifs, comme l'interactivité. De ce point de vue, les arts numériques n'existent pas, au sens où l'on pourrait en proposer la vision d'une configuration matricielle, une unité technique et esthétique fondamentale. Il existe par contre un champ ouvert de pratiques artistiques numériques, dont l'une des caractéristiques est l'invention de dispositifs singuliers à l'intérieur desquels se construit, de façon chaque fois particulière, une expérience.

Il y aurait d'ailleurs une certaine contradiction à vouloir constituer les 'arts numériques' comme des arts à part, un domaine particulier, clos sur lui-même, en tout cas fondé sur une spécificité qui donnerait à certaines pratiques une légitimité contre d'autres usages. C'est ignorer que les technologies numériques elles-mêmes se développent au delà de tout domaine particulier, qu'elle tendent à recouvrir l'ensemble des pratiques sociales, qu'elles contribuent de façon majeure à la circulation sans limites de l'information dans la société, à infléchir de façon significative les formes d'organisation sociale et la place de la culture et du savoir dans l'ensemble des activités de production et de circulation des biens socialement utiles, comme c'est ignorer qu'une pratique artistique ne se fonde pas seulement sur l'usage de techniques et de moyens mais qu'elle engage un travail sur les façons de voir, d'écouter, de penser et de représenter le monde dans lequel nous vivons. Cela ne signifie pas pour autant que les pratiques numériques n'ouvrent sur aucune nouveauté, qu'elles ne font que prendre place comme un artefact supplémentaire dans la continuité sans rupture des arts intemporels. Cela signifie que leur spécificité participe d'un décloisonnement des pratiques artistiques parmi les pratiques sociales et qu'elles portent la potentialité de nouvelles formes d'inscription et d'action des oeuvres, des gestes et des idées.

5 - Un certain nombre d'éléments me semblent pouvoir contribuer à rendre compte de cette étrange spécificité, une spécificité sans centre ni frontières. Le premier tient à la nature des transformations technologiques et scientifiques amorcées durant les années 40 du vingtième siècle avec la cybernétique, la théorie de l'information et les prémisses de ce qui deviendra les théories de l'intelligence artificielle, puis avec le développement de l'informatique. C'est qu'il ne s'agit pas seulement de l'invention de quelques outils nouveaux ni de nouvelles machines parmi d'autres. Il ne s'agit pas de nouveaux instruments mis au service des éternelles intentions humaines. Il ne s'agit pas de moyens plus puissants destinés à servir nos fins - ou du moins, pas seulement, et ce 'pas seulement' pèse de tout son poids. L'intérêt du concept de dispositif est déjà qu'il nous fasse sortir de ce que la philosophie des techniques pouvait avoir de réducteur en renvoyant l'ordre des techniques à celui des moyens et en venant s'enferrer dans l'étroit goulot d'étranglement des théories de l'instrumentalité. Il nous permet d'échapper au mortel aveuglement de la dichotomie des moyens et des fins, en nous proposant de dessiner les cartographies de la circulation du sens et du pouvoir. Ce que nous désignons maladroitement, de façon réductrice, comme les technologies de l'information et de la communication fait en quelque sorte sauter du dedans le modèle du face à face de l'homme et de l'outil, de l'homme avec la machine. C'est d'un nouvel espace qu'il s'agit, d'un milieu transformé, au sens biologique du terme, dans lequel nous vivons. Il y a là un élément de rupture avec les conceptions antérieures de la technique et avec nos modes de relation aux objets techniques. Du point de vue artistique, il y a là le germe de toute une série de transformations et de déplacements dont nous ne faisons que commencer d'observer les effets.

L'une des premières spécificités des machines informationnelles est leur caractère fondamentalement abstrait et universel. Il ne s'agit pas d'instruments spécialisés, de prolongements orientés de notre organisation fonctionnelle. On peut bien évidemment les concevoir, avec Leroi-Gourhan, comme l'extériorisation de fonctions cognitives et logiques, de la mémoire, du calcul et du langage. Mais le saut qui sépare ces fonctions de celles qui appartiennent aux registres de la locomotion ou de la préhension, n'est pas tant qu'elles leur soient 'supérieures', c'est que l'extériorisation de ces dernières est passée par la fabrication d'outils qui spécifiaient une voie particulière de développement technique. Elles appellaient au déploiement d'organes précisément finalisés, assujettis à la réalisation la plus efficace possible d'un effet. En démultipliant notre pouvoir d'agir physiquement sur la nature, elles élargissaient toujours davantage l'éventail d'une variété d'outils, d'appareils et de machines toujours plus différenciés et spécialisés. Les machines informationnelles ont pu sembler suivre la même voie tant qu'elles en sont restées au stade de machines à calculer. Ce n'est plus le cas avec la machine abstraite de Turing, les systèmes à feedback de Wiener, puis le modèle de l'ordinateur tel que Van Neumann le conçoit, qui nous font passer à un tout autre niveau, à une tout autre réalité, dans laquelle la fonction calculatoire est incluse, mais pour se trouver intégrée dans un schéma dont le champ d'application est indéfini. Ce sont des machines à tout faire, qui partagent d'abord avec le cerveau humain un caractère de non spécialisation.

Il s'agit bien de machines, mais le mécanisme qu'elles mettent en oeuvre a changé de nature. Il n'est plus la simple expression de l'enchainement linéaire des causes et des effets. Comme le montre l'un des articles fondateurs de la cybernétique, signé en 1943 par Wiener, Bigelow et Rosenblueth, ce sont des machines téléologiques, c'est à dire des machines dotée de systèmes de régulation internes qui déterminent au moins partiellement leur comportement et leur permet de s'adapter aux variations du contexte dans lequel elles agissent. Alors que les machines traditionnelles déroulent aveuglément la succession des opérations qu'elles sont déterminées à accomplir, indifférentes à la réalité extérieure, les machines cybernétiques répondent à des signaux émis par leur environnement et se rêglent d'elles-mêmes sur ces données. Reprenant certaines formules proposées par Wiener, le philosophe Jean Hyppolite note dans un texte de 1961 que la cybernétique fait accomplir à la machine le passage de la programmation, qui rêgle à l'avance un fonctionnement, au conditionnement, qui répond à une situation extérieure. Ce faisant, elle se rapproche de façon troublante des organismes vivants. Il est d'ailleurs à remarquer que la notion de programmation a vu son sens s'élargir et se renouveler, et que c'est presque un abus que de vouloir faire des systèmes, en réalité très anciens, de programmation mécanique, les ancètres de la programmation informatique. Le fondement même de la cybernétique consiste dans l'extraction de modes d'organisation et de fonctionnement commun aux organismes vivants, aux formes collectives d'organisation et aux machines. Si la cybernétique s'est historiquement trouvée devant de multiples critiques, aussi bien sur le terrain des sciences que sur celui des implications sociales et politiques de la logique du contrôle dont elle est à la fois une manifestation et une source fondamentale, il n'en reste pas moins que l'ouverture d'un champ techno-organique continu est au fondement de notre expérience actuelle du monde.

Ce sont donc des machines dont les principes d'organisation et le modèle de fonctionnement sont irréductibles aux éléments matériels dont elles sont composées. Il en résulte une sorte d'écart entre la part abstraite et logique des machines et les composants dans lesquels elles s'incarnent. Cet écart est consubtanciel aux machines cybernétiques et informationnelles, et c'est lui qui nourrit leur ouverture sur une multiplicité de dispositifs matériels et de situations d'expériences. Les machines concrètes auxquelles nous sommes confrontées dans la manipulation, les usages, les mises en oeuvres ne sont pas le tout de ce que l'on appelle les machines informationnelles. Elles sont un moment indispensable, incontournable, mais par définition débordé, d'une réalité foisonnante dont nous sommes des éléments et qui tend à se constituer comme un univers.

C'est aussi ce qui fait dire à Jean Hyppolite, dans le même texte, bien avant l'apparition d'internet, qu' « au développement linéaire se substituent le circuit et le réseau ». Circuits d'informations, boucles des feedbacks, réseaux de neurones (Pitts et MacCulloch, 1943), la machine n'est plus une chose tenue dans les articulations des pièces qui la constituent, construction métallique, monstre au corps d'acier. Son unité n'est plus celle d'un objet, mais d'un ensemble de fonctions, d'échanges, de langages, de normes et d'opérations. Son corps n'est plus tenu dans la consistance matérielle d'une chose, serait-elle articulée, il est ce qui se maintient et se donne en partage dans le flux de la circulation des informations.

6 - Il me semble alors possible de dégager certaines polarités qui traversent les pratiques artistiques comme elles travaillent les formes du savoir et infléchissent notre façon de voir et de sentir. J'en évoquerai trois, qui me semblent faire retour de façons diverses et multiples, et que je crois fondatrices des problèmatiques que les pratiques numériques génèrent.

Il s'agit d'abord de la simulation. La simulation est l'un des traits fondamentaux des formes de connaissance que mettent en oeuvre les cybernéticiens de la première période, et certainement l'un des principaux legs, du point de vue épistémologique, de la cybernétique aux sciences cognitives comme aux sciences de la nature. Or l'une des caractéristiques les plus intéressantes de la simulation, c'est qu'elle articule de façon indissociable modèle théorique, développement logique démonstratif ou déductif, et dispositif. C'est déjà le cas de la célèbre machine de Alan Turing, en 1937, dont le dispositif reste imaginaire, ou encore du jeu de l'imitation qu'il propose, en 1950, pour répondre à la question de la capacité des machines à penser. Ce qui caractérise ces propositions, c'est qu'elles créent une situation dans laquelle peut s'opérer, de façon rigoureuse et contrôlable, la mise en oeuvre d'une procédure algorithmique. Il s'agit de quelque chose qui ressemble beaucoup à une expérience de pensée, au sens d'Einstein, avec toutefois cette différence qu'un dispositif est défini, qui engage un automate logique, et dont rien ne s'oppose en principe à ce qu'il soit technologiquement réalisé.

La simulation cesse alors de désigner un leurre, l'imitation extérieure et trompeuse d'une réalité. C'est l'un des traits qui différencient radicalement les automates classiques et les automates logiques modernes. Les automates classiques dissimulent sous une enveloppe réaliste les mécanismes qui les meuvent. Il s'agit de reproduire l'apparence de la vie, de l'habileté, de la pensée. Il s'agit de provoquer l'émerveillement, de ruser avec la perception ou le sentiment. L'automate logique ne cherche plus à provoquer une illusion, mais à générer un comportement, à produire des effets à partir d'un modèle théorique de la réalité. Simuler la pensée, ce n'est pas imiter ce que pourrait faire un être intelligent, c'est générer un comportement que l'on va reconnaître comme intelligent. La simulation échappe à l'opposition entre la réalité et son apparence pour ouvrir un troisième espace qui participe d'une connaissance comme d'une expérience, en même temps qu'elle constitue, entre expérimentation et théorie, un troisième terme qui ne se réduit ni à l'une, ni à l'autre, mais engage ce que Philippe Quéau a appelé une 'exploration algorithmique'.

Elle ouvre à l'imagination poétique des potentialités nouvelles en lui permettant de dépasser, ou en tout cas de déplacer, son ancienne relation à l'image comme représentation. La représentation est un transport, qui établit une correspondance entre le représenté et le représentant comme entre quelque chose qui est donné et quelque chose qui est proposé, dans le registre symbolique, comme son équivalent. La simulation est une actualisation. Ce à quoi elle renvoie, c'est à l'ensemble des informations et des procédures qui sont mises en oeuvre dans sa production comme manifestation. Les deux sont fondamentalement différentes, et une simulation n'est pas une représentation. Mais elles ne sont pas contradictoires, bien au contraire, encore moins exclusives, et la simulation conduit à alimenter la prolifération des images. Par contre, leur relation peut conduire à repenser et à retravailler de façon essentielle le statut des images, comme le point de vue de celui qui les perçoit. Traditionnellement, l'image est pensée par ce à quoi elle renvoie, c'est-à-dire essentiellement à l'auteur, comme dans la peinture, ou à la réalité qu'elle saisit, comme dans la photographie. Avec la simulation, l'image renvoie d'abord à la situation que génère le dispositif. Elle devient un intermédiaire entre le récepteur-acteur qui s'y trouve confronté et les processus que la simulation met en oeuvre. Elle n'est plus l'expression de la subjectivité du créateur, ni la trace d'une réalité sur laquelle elle serait prélevée, elle contribue à créer une situation et à fournir une expérience et ce sont cette situation et cette expérience qui définit leur horizon. C'est leur fonction d'interface qui ancre alors les images dans une lisibilité, et c'est le dispositif dans le cadre duquel elles sont offertes qui permet d'en articuler le sens. Au contraire, quand le cinéma utilise massivement les images de synthèse pour générer le décor d'un univers imaginaire, dans le prolongement direct des anciens trucages, il retire à la simulation sa valeur cognitive pour la rétablir dans sa fonction d'illusion et de tromperie. L'intervention des technologies numériques est bien alors celle de simples moyens, seraient-ils incomparablement plus puissants que les artifices artisanaux utilisés depuis Mélies. Et pourtant, même dans ce cas, ces images ne renvoient que faiblement à une réalité extérieure supposée, toutes réalistes qu'elles puissent être, elles se vident de leur valeur de réalité pour renforcer le dispositif cinématographique comme générateur d'effets.

7 - La seconde des polarités qui me semblent importantes est celle de l'autonomie. Celle-ci caractérise aussi bien les machines cybernétiques, dès lors qu'elles introduisent des systèmes de régulation de leur propre fonctionnement ou de leur relation à leur environnement, que les petits mondes générés par la simulation. C'est jusque là aux organismes vivants seulement que semblait réservé la capacité d'une autorégulation, c'est même ce qui pouvait sembler les définir. Mais l'homéostasie de Canon est l'un des modèles qui inspire les cybernéticiens, et la théorie du feedback semble pouvoir rendre compte aussi bien du mouvement volontaire par lequel notre bras va sans heurt se saisir d'un verre et le mener à notre bouche que de celui du projectile qui poursuit sa cible dans ses déplacements. Nous ne pouvons plus nous penser simplement dans le face à face qui oppose notre intelligence à une nature inerte et passivement soumise à un mécanisme d'horlogerie. La question de l'autonomie marque une coupure dans l'histoire des sciences et des techniques, elle ouvre une nouvelle façon de penser la connaissance et ses objets, et une nouvelle façon de penser les relations de l'homme avec le vivant. En même temps que se trouvent découplées les formes d'organisation et les choses organisées, elle nous invite à substituer à une situation de domination, d'utilisation ou de contemplation des objets, une relation de dialogue et d'échange avec notre milieu. On ne saurait trop rappeler ce que l'écologie doit à ces recherches, et sans doute, réciproquement, ce que ces recherches doivent à la biologie, aux théories de l'évolution et aux premières formes d'une pensée écologique. Pour ce qui nous concerne, la question de l'autonomie se retrouve au moins sous trois des formes qui caractérisent bien des propositions artistiques dans le champ des pratiques numériques : l'interactivité, la générativité, le temps réel. Chacune met en jeu notre relation à un dispositif dont l'exploration est relative aux informations que nous envoyons au système par notre présence, nos actions, nos intentions, ou la production par le système lui-même d'effets de sens qui viennent alimenter notre relation au dispositif et nourrir ce que nous y projetons imaginairement. Le temps réel, loin de se ramener à la rapidité de la circulation d'une information qui tendrait vers la simultanéité, est la temporalité propre aux types de causalités circulaires par lesquels un système se tranforme lui-même et son comportement au fure et à mesure de sa relation active à son environnement.

8 - La circulation constitue notre troisième polarité, et comme nous l'avons vu, elle est indissociable de l'existence des machines informationnelles. Avec la circulation, c'est évidemment la notion de flux qui surgit, et l'idée d'une dynamique non des objets, mais des courants, des déplacements, des échanges, des valeurs et des signes. Quand McCulloch et Pitts proposent en 1943 leur modèle du neurone artificiel et d'une homologie entre le cerveau et la machine informationnelle, leurs neurones n'apparaissent plus comme des pôles entre lesquels circuleraient des flux, mais comme des éléments constitutifs de la circulation, échangeurs, interrupteurs, médiateurs. Ils ne préexistent pas au flux, mais en constituent d'une part un support matériel, d'autre part une expression logique mobilisée dans un code. De fait, la notion de code est indissociable de ce phénomène de généralisation de la circulation, et elle donne tout son sens au recours à la logique binaire de Boole, comme à la création de la théorie de l'information par Shannon.

Internet apparaît de ce point de vue comme une suite logique du développement des machines informationnelles dans leur modalité spécifique d'existence. Il provoque en même temps une rupture considérable en constituant objectivement le milieu techno-organique que nos sociétés génèrent en leur sein, qui les déborde dans le processus de la globalisation et dans lequel elles se trouvent, du coup, plongées. Entre la fluidité indéfinie du réseau et les formations sociales particulières, une disjonction se crée inévitablement dont les effets culturels, économiques et politiques sont multiples. Les luttes qui s'engagent pour la maîtrise des modalités de la circulation dans le réseau ou leur liberté sont lourdes de conséquences. L'un des aspects de ces luttes tient au fait qu'internet, contrairement au cinéma ou à la télévision, n'est pas un médium de communication de masse. Et si nous avons vécu une longue période, contemporaine du développement de l'industrie fordienne, durant laquelle les masses se sont constituées comme un sujet politique majeur, internet est caractéristique d'une société postfordienne.

Il est intéressant de considérer, dans cette optique, la volonté des grandes industries culturelles, les sociétés de production de disques par exemple, d'imposer au réseau leurs modes de diffusion et de rentabilisation des objets culturels. La différence entre internet et les media de masse ne tient pas seulement au fait de l'opposition entre une structure dans laquelle chacun peut être à la fois récepteur et émetteur et une structure hiérachisée, centralisée, dans laquelle un noyau de spécialistes diffuse des objets de consommation culturelle ou de divertissement à une multitude indifférenciée de personnes. D'une certaine façon, il y a dans la toile une polarisation de fournisseurs d'accès, de portails, de moteurs de recherche qui tendent à hiérarchiser et à normaliser les sites et les usages et qui rendent illusoire l'image idéale d'un médium qui serait par essence horizontal et démocratique. Une part des pressions des sociétés capitalistes de l'industrie culturelle vise à privilégier ces hiérarchies, à se les approprier et à leur faire exercer un contrôle du réseau, de façon à marginaliser et à minoriser les usages non marchands. Mais l'une des difficultés qu'elles rencontrent tient à la nature de ce qui circule d'un ordinateur à l'autre, comme dans chacun d'entre eux - un flux d'information. Un medium de masse comme le disque fonctionne sur le modèle d'objets-supports édités en milliers d'exemplaires. C'est par la vente de chaque exemplaire que s'effectue la rentabilisation du produit culturel. Or, quand on télécharge un fichier son qui se trouve sur le disque dur d'un ordinateur quelconque et dont on ignore tout par ailleurs, grâce à un logiciel de 'peer to peer' par exemple, la notion d'exemplaire perd tout son sens. Ce n'est plus un livre, ni un disque qui s'échange, c'est du texte, de l'image ou du son qui circulent. Nous ne sommes plus devant la reproduction matérielle d'une oeuvre sur un support démultipliable, nous participons à la circulation d'un flux d'information. Vouloir ramener la circulation des informations sur internet aux modalités de la diffusion de masse produit alors des effets monstrueux : contrôler l'échange de fichiers peut être comparable au fait de surveiller ceux qui prètent ou empruntent des livres, et à donner au marchand le pouvoir de police sur nos échanges.

9 - Si j'ai tenté d'évoquer la chaîne qui réarticule, depuis plus d'un demi siècle, les dimensions technique, épistémologique, culturelle sur lesquelles s'élaborent aujourd'hui un certain nombre d'engagements artistiques, c'est parce qu'elle contribue à définir le jeu problématique au sein duquel peuvent se dessiner des 'écritures'. Au moins ce rappel aura-t-il eu l'avantage de montrer que les pratiques artistiques, dans le champ du numérique, ne consistent pas seulement dans l'utilisation d'appareils ni d'ordinateurs, réduits à de simples outils. Elles peuvent même s'en passer, dans certains cas, quand sont mis en jeu les questionnements impliqués par la logique des fonctionnements et des transformations de notre rapport à la connaissance, au vivant et à la société que les technosciences induisent.

Les écritures numériques ne sont pas seulement liées à l'usage d'instruments, elles s'aventurent dans ce qui s'ouvre de nos relations d'êtres humains avec un milieu transformé, une corporéité diffractée, des fonctions physiques et mentales distribuées et partagées, une inscription dans des sociétés à la fois décentrées et sans extériorité, toujours déjà prises dans le mouvement de la globalisation. Si nous voulons réinterroger la notion d'écriture, ce n'est donc pas par rapport à un genre, une catégorie artistique, un type de production, mais comme ce qui se retravaille de l'art à partir d'un certain nombre de questions, parmi lesquelles celles qui ont été développées jouent, me semble-t-il, un rôle déterminant. Il ne s'agit pas de savoir si il y a une écriture des arts numériques, mais ce que ces questions font bouger dans l'idée même d'écriture.

Il ne faudrait donc pas voir dans ces trois pôlarités - la simulation, l'autonomie, la circulation - le balisage d'un territoire, le repérage d'une frontière, d'une limite, encore moins le pari d'une réduction à quelques principes essentiels et constitutifs. Il s'agit plutôt de distinguer certains des foyers à partir desquels se déploient une multitude de propositions, dont toutes ne revendiquent pas nécessairement leur appartenance au champ plus ou moins défini des pratiques numériques. Simplement, il me semble qu'il y est chaque fois question de quelque chose qui est de l'ordre de l'expérience.

Mais que faut-il entendre ici par expérience ? Après tout, n'y a-t-il pas toujours expérience de l'oeuvre d'art, expérience esthétique ? C'est même, d'une certaine façon ce qui peut paraître constituer l'esthétique que la spécificité de cette dimension 'expériencielle'. La relation esthétique se constitue dans une expérience, elle s'y fonde, et tout ce qu'on pourra toujours en dire ne pourra jamais se dire que par rapport à une telle expérience. Il ne s'agit pourtant pas exactement de cela. L'expérience telle que la conçoit l'esthétique classique est toujours celle d'une oeuvre d'art, elle renvoie à ce que l'on éprouve dans son rapport particulier à l'oeuvre. Bien sûr, l'oeuvre d'art trouve sa finalité dans le fait de provoquer une telle expérience, mais il n'en reste pas moins que celle-ci est un événement intérieur, quelque chose que j'éprouve à l'occasion de l'oeuvre. Ce n'est pas l'oeuvre. L'expérience et l'oeuvre apparaissent alors comme les deux faces, intérieure et extérieure, mentale et physique, subjective et objective, de la relation esthétique.

Il en va tout autrement des propositions artistiques dont il est question ici, qui n'existent pas en dehors de l'expérience, qui la placent en leur centre, comme ce à quoi concourrent tous les éléments du dispositif. Aucun de ces éléments n'est l'oeuvre, ni même vraiment leur totalité, mais ce qui se joue dans l'engagement du spectateur, ou dans sa capture, sans lesquels ces éléments, ou le processus de leur mobilisation, n'existent pas comme constituants d'un travail artistique. Il ne peut plus y avoir d'écart véritable entre l'oeuvre et l'expérience qu'elle suscite et le temps de l'une et de l'autre ne sont qu'un seul et même temps. Il n'y a pas davantage de césure entre les deux faces, intérieure et extérieure, de la relation esthétique, mais un seul déploiement dont les différents degrès s'éprouvent en situation.

10 - L'écriture est de l'ordre de l'agencement, de la composition, au sens où l'équilibre entre des éléments différents compose une unité, un corps, une trame. L'écriture est cette trame. L'écriture consiste en l'usage de codes, un usage particulier, réfléchi et choisi. Codes syntaxiques et lexicaux, codes culturels nourris de références et de renvois, de décalages et de différenciations, codes informatiques aussi, langages de programmation dans lesquels se travaillent les relations spaciales et temporelles, sensibles et cognitives, que génèrent les dispositifs technologiques. Au centre de la question de l'écriture se trouve la façon dont ces codes jouent de la distribution des places, et d'abord de la place de celui qui regarde, qui écoute, qui lit, qui maintenant réagit, suscite, répond, choisit, module sa propre perception. C'est la question de l'art que de réinventer cette place, et de la mettre en mouvement, de la mettre à l'épreuve dans son existence, pour faire que l'on puisse véritablement voir. Car celui qui ne change pas de place, qui n'interroge pas sa place, ne voit rien.

Mais dans l'écriture se joue aussi la place de l'auteur. L'extension de l'usage du concept d'écriture, bien au delà du domaine de la littérature, me semble tenir à la façon dont il permet de penser l'auteur, et l'artiste comme auteur, comme en témoigne la différence que faisait Barthes entre écrivain et écriveur. Dans le processus de déterritorialisation des arts au profit de l'inventivité et de l'interrogation du sens, le concept d'écriture peut jouer le rôle d'embrayeur sur une pensée des pratiques artistiques. Il a d'abord permis de concevoir l'idée d'auteur sans la ramener à la notion romantique de l'expression d'une intériorité subjective. Chez Barthes, le style est le marqueur d'une singularité, quand l'écriture est la constitution, dans le travail de l'oeuvre, d'une modalité d'existence d'une forme partageable. L'artiste est celui qui emporte dans son travail un point de vue qui ne se résout pas dans la reproduction d'une convention, et qui, du coup, mobilise le point de vue du spectateur, l'inquiète, le met en mouvement, lui propose une lecture, l'investit d'un devoir d'intelligence et d'un pouvoir d'émotion. La distinction d'un cinéma d'auteur, par opposition à un cinéma où l'auteur s'efface derrière le produit qu'il propose au marché, devrait être de cet ordre. Être un auteur, ce n'est pas seulement avoir un style, mais s'engager dans un travail d'écriture, y développer une démarche, y faire un chemin. Comme l'écrivain est celui qui agit en littérature, et le cinéaste véritable celui qui agit en cinéma, l'artiste est celui qui fait de notre intégration sensible dans une expérience un acte de pensée.

C'est à l'intérieur de sa pratique que l'auteur affirme le caractère artistique de son geste et de son travail, dans un processus de division, un acte qui n'interroge plus seulement l'image mais le regard, plus seulement le son mais l'écoute. D'une façon générale c'est déjà ainsi que les arts visuels, photographie, cinéma, vidéo tendent à poser la question de l'art, non pas comme ce qui instaure les frontières de leur discipline dans sa différence avec d'autres pratiques, mais à l'intérieur de ces disciplines, au sens technique du terme, par un écart dans lequel des artistes s'affirment comme des créateurs.

Le déplacement s'effectue autrement, et peut-être de façon plus radicale encore dans les pratiques numériques. D'une part, elles ne constituent pas un genre unifié et identifiable comme tel, mais se diffusent dans le tissu social et s'enracinent dans un espace généralisé de communication. D'autre part, entre programmation et élaboration d'un dispositif, ce n'est plus ni la subjectivité de l'auteur, ni la référence indicielle au réel, ni la trame narrative qui articulent le sens et l'élaboration d'une écriture, mais l'expérience proposée dans ce qu'elle engage de richesse d'activité et d'émotion pour le sujet qui s'y trouve impliqué. Car ce que tendent à génèrer les pratiques numériques, ce sont des situations dans lesquelles on va pouvoir agir ou réagir, développer un comportement d'exploration ou se mettre en situation d'observation et de contemplation. Ces situations peuvent être localisées, comme c'est le cas pour une installation interactive, ou diffuses, comme c'est le cas de nombreuses expériences en réseau. Elles peuvent relever d'une démarche individuelle comme d'un travail collectif. 'L'auteur', qu'il soit individuel ou collectif, est lui même pris dans une situation qu'il infléchit, transforme, détourne, qu'il s'approprie et réinvente. Dans tous les cas, le 'lieu' de l'auteur s'est déplacé, il n'est plus central, originaire, premier, il intervient comme un moment dans un processus de développement technologique et dans le jeu des échanges informationnels. Un moment critique, car il pose la question de leur sens, et d'une certaine façon sculptural, car il provoque dans la continuité de ces processus l'émergence d'une forme. Un monde dans le monde.
Jean Cristofol



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